ACTUALITE INFRASTRUCTURES SOCIETE

Dakar-Plateau : Le renommage des rues, un acte de souveraineté culturelle (Par Waaju Baax )

Dans les artères animées de Dakar-Plateau, cœur historique de la capitale sénégalaise, un vent de changement souffle depuis le 13 septembre 2025. Le conseil municipal, réuni en séance solennelle, a unanimement approuvé le renommage de neuf rues et boulevards, effaçant les vestiges nominatifs de l’ère coloniale française pour honorer des figures emblématiques de l’histoire nationale. Cette initiative, impulsée par le président Bassirou Diomaye Faye dès janvier 2025, marque un tournant symbolique dans la quête d’une identité post-coloniale affirmée.

Elle n’est pas seulement une question d’urbanisme ; elle incarne une réappropriation de l’espace public, un geste qui résonne avec les aspirations profondes du peuple sénégalais à se libérer des chaînes invisibles du passé

Pour comprendre l’ampleur de cette décision, il faut plonger dans l’histoire. Dakar, fondée en 1857 comme comptoir colonial français, devint rapidement le joyau administratif de l’Afrique-Occidentale française (AOF). Les rues du Plateau, quartier des élites coloniales, furent baptisées en hommage à des figures hexagonales : des généraux, des présidents, des explorateurs qui incarnaient la « mission civilisatrice » de la France. Prenez la rue Jules Ferry, du nom du politicien républicain qui théorisa l’expansion coloniale comme un devoir moral ; ou la rue Ferdinand Foch, maréchal de la Première Guerre mondiale, dont le nom évoque les batailles européennes plutôt que les luttes africaines. Joseph Joffre, Félix Faure, Albert Calmette (co-inventeur du vaccin BCG, mais aussi administrateur colonial), François Henry Laperrine (conquérant du Sahara), Sadi Carnot, Jean Jaurès – socialiste anticolonialiste ironiquement – et même le Boulevard de la Libération, référence à la Seconde Guerre mondiale, tous ces noms perpétuaient une mémoire importée, imposée.

Ce système toponymique n’était pas anodin. Comme l’explique une étude sur les noms de rues à Dakar-Plateau, il reflétait une norme coloniale où l’espace urbain était modelé pour rappeler la domination française, marginalisant les dénominations indigènes préexistantes

Après l’indépendance en 1960, sous Léopold Sédar Senghor, quelques changements eurent lieu, mais la plupart des artères conservèrent leur appellation coloniale, symbole d’une négritude conciliatrice avec l’ancien métropole. Ce n’est que récemment, avec l’essor des mouvements pan-africains et l’arrivée au pouvoir de Bassirou Diomaye Faye en 2024, que l’appel à « décoloniser les esprits »

La liste des renommages, dévoilée lors de la séance municipale, est un panthéon vivant de l’histoire sénégalaise, mêlant leaders religieux, politiques et sociaux. La rue Jules Ferry devient ainsi la rue Serigne Mountakha Mbacké, en l’honneur du Khalife général des Mourides, pilier spirituel du pays. Ferdinand Foch cède la place à Jean Alfred Diallo, figure de la résistance anticoloniale. Joseph Joffre est remplacé par Ibra Binta Gueye Mbengue, une femme emblématique de la lutte pour l’émancipation. Félix Faure devient Serigne Babacar Mansour Sy, un guide soufi influent. Albert Calmette fait place à Ousmane Tanor Dieng, ancien leader socialiste. François Henry Laperrine est rebaptisé Momar Ngom, hommage à un intellectuel sénégalais. Sadi Carnot devient Imam Matar Sylla, un érudit religieux. L’avenue Jean Jaurès est désormais le Boulevard Thierno Seydou Nourou Tall, marabout et résistant. Enfin, le Boulevard de la Libération porte le nom d’Abdoulaye Wade, ancien président controversé mais bâtisseur.

Ces choix ne sont pas aléatoires. Ils reflètent une diversité : islam soufi majoritaire au Sénégal, figures politiques et une touche de reconnaissance féminine avec Ibra Binta Gueye Mbengue.

De même, honorer des leaders religieux vivants comme Serigne Mountakha Mbacké souligne le rôle central de la spiritualité dans l’identité sénégalaise, mais pose la question de la laïcité dans un État républicain.

Ce renommage n’est pas isolé ; il s’inscrit dans une vague globale de révision toponymique. En Algérie, post-indépendance en 1962, des rues françaises furent massivement rebaptisées en hommage aux moudjahidines. En Afrique du Sud, après l’apartheid, des villes comme Port Elizabeth devinrent Gqeberha, effaçant les traces coloniales britanniques. Plus récemment, aux États-Unis, le mouvement Black Lives Matter a conduit au déboulonnage de statues confédérées et au renommage de rues, comme à Richmond où des avenues nommées après des généraux sudistes sont devenues des hommages à des leaders noirs.

Au Sénégal, cette initiative diffère par son ancrage religieux et son timing : elle survient dans un contexte de rupture avec la France, marquée par la fermeture de bases militaires et une révision des programmes scolaires

Contrairement à des pays comme le Zimbabwe, où les renommages furent radicaux dès l’indépendance, le Sénégal opte pour une approche progressive, évitant les controverses violentes vues ailleurs. C’est une décolonisation « douce », mais ferme, qui priorise l’éducation et la mémoire collective sur la confrontation.

Du point de vue sénégalais, ce geste est libérateur. Comme l’exprime un habitant du Plateau sur les réseaux : « C’est notre histoire qui reprend sa place dans nos rues.

Il répond à un sentiment partagé : pourquoi naviguer quotidiennement sous des noms qui glorifient nos anciens oppresseurs ? Cela renforce le « jëf » (l’action utile) prôné par le gouvernement Faye, aligné sur une souveraineté économique et culturelle.

Toutefois, ce renommage soulève des questions pratiques : mise à jour des cartes, des adresses postales, et résistance potentielle de commerçants habitués aux anciens noms. Sur le plan intellectuel, il invite à une réflexion plus large : décoloniser les rues est un début, mais quid des manuels scolaires encore imprégnés d’une vision eurocentrique

Le Sénégal, avec son riche héritage wolof, peul et sérère, doit veiller à ce que ces changements ne favorisent qu’une élite urbaine, mais irriguent tout le pays.

En fin de compte, ce renommage est un miroir tendu à la nation : il nous rappelle que l’indépendance n’est pas qu’un drapeau, mais une reconquête quotidienne de l’imaginaire. Dakar-Plateau, autrefois vitrine coloniale, devient un espace sénégalais, où les pas des passants résonnent avec les échos de nos propres héros. Un pas modeste, mais essentiel, vers une Afrique debout.

Par Waaju Baax

Auteur/autrice

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *